SAPIENS TERMINUS
Lecture du recueil poétique de Grégory Huck, Sapiens Terminus (aux éditions Belladone) dont on pourrait tirer un sous-titre de la très belle photo de couverture qui nous montre dans une composition triangulaire un enfant dans le coin le plus obscur et l'auteur près d'une fenêtre grande ouverte sur la clarté du jour. Luminosité intense qui semble donner une vie nouvelle aux souvenirs éparpillés dans l'angle droit.
Quel pourrait donc être le sous-titre du recueil ? 7 cycles de vie ? Gestations ?
S'il faut croire que le « sapiens en phase terminale » peut être porteur d'espérance.
1ere partie : « Symposium de solitude ». Ainsi commence le recueil sur un banquet sacré dont le dieu tutélaire sera Saturne.
Eclosion d'une vie déjà marquée par la mélancolie. « Festins de solitude », car il a fallu sortir du ventre, bulle intacte, cocon qui s'aimerait éternel pour entamer ce long voyage qui oscille sans cesse entre vie et mort.
Pour 1977 « On vient au monde et on ne sait pas pourquoi / La bouche rose et ronde singée d'étonnements... » et Réveil du second jour : « Tout alentour est vase et je marche ». L'auteur choisit la forme courte ; l'enfant tâtonne, touche, s'approprie l'espace réduit sans rêve. Le monde rassurant prendra la forme d'un chien noir. Chien-emblème qui ne quittera plus Sapiens Terminus, que j'imagine comme un laboratoire initiatique éclaté en 123 poèmes. Chien sans nom, donc, qui éclaire toujours la route des vagabonds et des voyageurs. Mais le périple ne fait que commencer dans les questionnements premiers.
Les enfants aux yeux émerveillés et terrifiés ont compris que la mort avait un corps, même si on ne le nomme pas : cela donne 1983. L'enfant a vu la camarde dans les yeux du chien noir... Pourrait-il la comprendre autrement, que dans cette tendresse inépuisable des chiens ? Ce poème m'a ramené à un souvenir qui est toujours resté gravé en moi : la disparition de mes arrières-grands-parents. J'ai 6 ans, et je vois la famille autour de moi ; ils pleurent et parlent entre eux à voix basse pour ne pas déranger le corps qui dort à côté dans la chambre aux volets clos. J'ai 6 ans et je ne sais pas ce qu'est la mort, je ne comprends pas. On me dit que mon arrière-grand-père est parti dans un très bel endroit ! Cette explication me suffit, je souris et je reprends mon jeu... au milieu des objets familiers amassés et ramassés comme des reliques.
Est-ce bien cela vivre ? Construire des montagnes de souvenirs ? « Tours de Babel » en briques de sables mouvants.
Ou participer à cette infinie jouissance de l'univers « l'orgasme solitaire d'une comète » (dans Meilleurs souvenirs du monde), sans autre finalité qu'elle-même ?
Contre le mouvement du Grand Horloger, il reste la promesse des enfants de ne jamais s'oublier, comme nous le dit Grégory Huck dans le sonnet inversé « Dans la chambrette aux lueurs tamisées/ Deux jeunes frères se promettent de ne jamais s'oublier ». Barricade fragile ou peut-être la plus sûre ? Contre les ravages du temps, il reste l'humain.
La vie en mouvement va faire l'enfant, le travailler de ses coups de griffes.
Voici les premiers actes contre la peur : Images et canifs. Ce n'est plus la mort qui régit l'angoisse, c'est le monde construit, les édifices. Quel sera la faculté d'adaptation de l'enfant, où trouvera-t-il sa place et ses besoins. A l'école, temple de l'érudition et de la découverte ? Le poème est rapide,vif, incisif, sans question. Brutal, comme l'enfant dyslexique qui a choisi son camp. L'école ne sera pas sa mère-amante nourricière. On pourrait se demander alors, d'où lui est venu l'amour des livres, de la culture, de l'art, de la peinture qu'il pratique ? Nous le découvrirons peut-être plus tard, mais le chien noir est revenu ou plutôt son fantôme dans le merveilleux poème 1987. Le petit guide en poils noirs ouvre la porte sur l'évocation tendre mais jamais pathétique de ce petit monde protecteur que représente la maison des grands-parents. Tout y est bonheur : Grégory Huck évoque les odeurs rassurantes (fumets de volaille et d'oignon en salade, les couleurs et plaisirs doucereux que l'on retrouvera dans Meilleurs souvenirs d'Alsace avec la forêt noire et le Jagermeister – liqueur de plantes médicinales) qui ne seront perturbés que par l'étonnante présence d'une araignée. Oui, décidément le monde est bien petit et pourtant plein de mystères capturés dans les sous-bois.
Mais il va falloir percer la chrysalide. Ce que nous entendons dans le bref poème Mue. Nous apprécions en passant le « continent fort des femmes », ces « châteaux-ventres » qui ont donné l'impulsion créatrice, peut-être... L'enfant a pris ses ailes et l'univers avec lui s'étend.
Dans 1990 et caetera la fin du cycle s'annonce avec les cheminements indécis de l'adolescence- La liberté ébauchée s'épanouira dans les fêtes galantes du règne amoureux au poème La muse de Saturne. Muse exigeante qui réclame son dû, comme toute bonne amante ! « Que de fêtes consacrées au totem de ta beauté/Mais les ombres grandirent dans ton œil méthylène/C'est ton art ou c'est moi...
La mort donne encore le ton avec le Bene Eva M. Un ton juste et pudique qui évoque la mort d'une femme aimée et des instants qui resteront gravés.
Mais si la mort est toujours sur le seuil c'est pourtant au Cimetière Ouest, que fermente la création. « Le coq dans la campagne alsacienne annonce l'aube une nouvelle fois. » Qu'est-ce que le Cimetière ouest ? une cave où se réunissaient poètes et écrivains. Un nouveau ventre alchimique, une petite ruche foisonnante, comme le sera la gargote du Passage. Livres, poésies, portes ouvertes vers l'infini vertigineux des cuisines de création et des utopies nouvelles. L'auteur évoque ce temps des germinations avec une verve ironique et tendre. L'enfant a pris la mesure du monde et donnera sa propre voix travaillée aux folles exaltations des tavernes, aux naïvetés et aux jeux de dupes ! Que restera-t-il de ces mots incertains, borborygmes de soulards. Tout cela va macérer au jus des rêves.
Petit clin d'oeil amusé à la Muse très solennelle qui vient frapper à la porte, pour rappeler que le travail est âpre, comme un écho au prologue des poèmes saturniens de Verlaine.
(Epilogue : Ah ! L'inspiration on l'évoque à seize ans !/ Ce qu'il nous faut à nous, c'est aux lueurs des lampes/ La science conquise et le sommeil dompté/C'est le front dans les mains du vieux Faust des estampes/ C'est l'obstination et la volonté.)
Ora et labora, aurait peut-être dit Sébastien Brant, le réformateur rigoriste strasbourgeois !Celui-ci apparaîtra plus tard dans Revenir, aux côtés de Goethe et Dadelsen. Les figures tutélaires de Grégory Huck sont à la fois enracinées et universelles. Et c'est peut-être ainsi qu'il faut regarder la présence de cet astre Saturne qui plane au-dessus du recueil ; l'impulseur des biens, le dieu civilisateur qui réinvente l'âge d'or et offre le temps des maturations. Et ainsi nous appareillons vers les rivages des siècles éprouvés porteurs des utopies futures avec Le poème ancien.
Ainsi « Je passe dans les mémoires/ bas la campagne des siècles/ consulte les pages d'Alexandrie/Je veux retrouver le poème ancien/ L'arche de l'enthousiasme / où les utopistes chantent en italien», nous dit Grégory Huck. Nous rencontrerons plus tard Virgile et Dante.
L'auteur a choisi ce temps long saturnien qui embrasse la mémoire des générations contre le temps bref et les illusions ; l'âge barbare de la consommation, de la « globale-névrose-nation ».
Et pour lutter contre celle-ci, il nous dit de duper le sphinx et se faire félins, comme ces moines zens qui adoptent des pauses animales et tentent d'en capter l'esprit. Félins, dans la souplesse et l'élégance pour tromper le monstre? L'utopie retrouvée se révèle dans Le phare Arcadie et Sous les sabots de la licorne. Ainsi se clôt la première partie.
Nous aborderons bientôt d'autres rives... Evane Luna
